Ce récit s’ajoute à la collection de la série « Histoires de patrouille ». Ces histoires, rédigées ou racontées par des patrouilleurs de partout au Québec, qu’ils soient retraités ou encore actifs, ont pour but d’humaniser le titre qui fait souvent frémir les skieurs et planchistes en station. Être patrouilleur, c’est bien plus que porter un uniforme, une radio et une trousse de premiers soins… c’est une histoire de dévouement, de passion pour le ski, l’entraide, l’esprit d’équipe et le don de soi. Nous espérons qu’à travers ces récits, votre perception de ceux qui sillonnent les pistes pour assurer la sécurité des skieurs changera pour le mieux!
Ce récit est tiré de ma première année officielle de patrouille dans une station de ski. Je précise « officielle » car j’ai déjà prêté main-forte à l’équipe qui assurait la sécurité des pistes à la station où j’ai appris à skier, à La Tuque. C’était de manière informelle, mais mon intérêt pour les premiers soins et la sécurité a grandi alors que je progressais en ski alpin, c’était donc bien naturel pour moi d’offrir mon aide lorsque j’étais témoin d’un incident. Ce n’est cependant qu’en 2006 que j’ai eu l’occasion d’intégrer pour la première fois une équipe de patrouille. Depuis, j’ai bien sûr été témoin de bon nombres d’accidents, incidents, anecdotes, aventures et autres péripéties, balayant le large spectre de la gravité, du béké-bobo au transport ambulancier avec point d’interrogation sur l’état de la victime à son arrivée en centre hospitalier. Rassurez-vous, l’anecdote qui suit n’est pas sanguinolente, ni paniquante. Vous pouvez continuer à lire!
Il est 18h45, un soir de semaine. L’équipe de patrouilleurs bénévoles est en place un peu partout en montagne après avoir couvert la fameuse « valse des BR » qui assure l’entretien des pistes pour la soirée; il fait un temps relativement doux, assez pour qu’on aie envie de skier sans porter les lunettes. On a eu droit à un coucher de soleil avec lueurs de la ville, c’est d’ailleurs un fort joli spectacle à observer à partir du versant ouest. Je me trouve au sommet lorsqu’un appel survient: « On a besoin d’un traineau dans la 11, pour un genou! ». Je suis juste à côté du traineau, je fais signe au répartiteur et je pars au pas de patin, tirant mon traineau rempli d’attelles et autres dispositifs à velcro.
J’arrive sur les lieux, et tout ce que j’entends, c’est une volée de mots de l’église, qui couvrent presque entièrement la voix de mon collègue. L’avantage, c’est que ça permet de constater que L’ABC* du blessé se porte TRÈS bien! Rejoints par un troisième patrouilleur, on entreprend d’immobiliser le skieur mal en point (et mal engueulé!), qui en a après tout: la piste, son matériel, les autres skieurs, les arbres, la direction de la station, l’éclairage, et nous-même on y goûte. Je suis un peu intimidée et je me tiens « en retrait »: étant arrivée en deuxième sur les lieux, je laisse mon collègue diriger les opérations, comme le veut le protocole. J’évite donc d’intervenir auprès du blessé, qui, je m’en doute bien, m’aurait servi le même traitement verbal.
À ce stade, vous êtes à même de deviner que la douleur du blessé est immense: un « VINGT SUR DIX, T*******! » retentissant, ne laissant aucun doute sur la priorité à mettre sur l’évacuation par traineau. Cette évacuation est d’ailleurs un tantinet problématique, notre skieur ayant un gabarit s’apparentant à celui des joueurs de la ligne de défense du Rouge & Or. Ce type de corps n’étant pas particulièrement facile à caser dans un traineau de patrouille, disons-le franchement, on y va « au mieux », en comblant les creux anatomiques, une couverture sous le genou, on cale ici, on attache là… Je me souviens de m’être fait la réflexion « Tiens, y nous ont pas dit comment faire dans le manuel, pour les grands-grands monsieurs… » Notre blessé sonore, qui ponctue notre opération de mots-pas-catholiques et de « ayoye » bien sentis, finit tant bien que mal par être immobilisé, et prévenu que la descente ne sera pas de tout repos.
Dès les premières minutes de l’évacuation par traineau, alors que mon collègue s’affaire à la collecte d’informations (qui consiste en une série de questions auxquelles quelqu’un qui a mal, et qui est impatient, n’a AUCUNE envie de répondre), le transport ambulancier est appelé, pour une seule raison: bien que la vie du blessé ne soit pas en danger, celui-ci est venu skier seul, et sera de toute évidence incapable de se rendre par lui-même à l’hôpital.
Une fois arrivés au local de patrouille au pied des pistes, la routine se poursuit. On retire quelques couches de vêtement pour mettre le blessé plus à l’aise, et on poursuit l’examen physique entrepris sur les pistes. Y’a pas à dire: le genou est tordu, enflé, et j’ai l’impression que le simple poids de nos yeux sur l’articulation fait grimper l’indice de douleur. Les étapes du protocole s’enfilent: il faut suivre l’évolution du blessé, faire fi de ses gros mots, remplir le rapport d’accident, replacer le ziploc de neige-glace sur le genou, ignorer les insultes, et prier pour l’arrivée rapide du camion jaune à loupiotes! Étant recrue, j’ai hérité du plaisir de remplir le rapport -à l’époque, c’était une longue feuille 8 1/2 x 14, papier carbone, pèse fort, trois copies. J’entreprends donc d’essayer d’interrompre notre genou hurlant afin de procéder… Je ne suis pas très grosse dans mes pantalons de ski, et je me surprends d’être contente que le blessé soit légèrement immobilisé! Je vous épargne les soupirs et les phrases empathiques inutiles, mais j’ai quand même complété le rapport, sous l’oeil fort amusé de mes collègues plus expérimentés.
L’ambulance arrive, enfin! Je me charge de transmettre le rapport à l’ambulancière, qui a vite fait de jauger notre blessé, dont les cris rustres s’échappaient de la salle. Elle entre et, aucunement intimidée par le vocabulaire du blessé, entreprend de faire son travail. Aidée de son collègue, elle transfère le blessé sur la civière, puis, avant de pousser celle-ci vers l’ambulance, pose quelques questions au blessé, tout en procédant à un examen sommaire. Elle s’adresse à moi: « Avez-vous essayé de retirer la botte pour vérifier la présence d’autres blessures potentielles? » « J’L’AI PAS LAISSÉ FAIRE! » de rugir notre skieur. L’ambulancière, sans broncher, entreprend de tâter, palper, défaire les attaches de la botte, l’ouvrir de quelques centimètres, glisser les mains gantées vers la cheville, puis… la respiration du blessé se coupe.
Son visage affiche un large sourire, il a cessé toute émission de cris et de jurons. Prostré en direction de l’ambulancière, le skieur s’exclame: « HEILLE! VOUS L’AVEZ REPLACÉ! ». Ce sont cinq paires d’yeux et d’oreilles incrédules qui observent, du genou au visage, du visage au genou, le blessé soudainement calme et serein. Oui, le genou est effectivement redressé. Encore enflé, mais décidément, résolument, indubitablement redressé. Le blessé-prodige pousse même l’audace jusqu’à s’appuyer sur le côté pour retirer lui-même sa botte! Je suis estomaquée. Il est maintenant 19h50, et pour la première fois depuis près d’une heure, ce monsieur m’apparait comme un être sympathique. Je suis estomaquée, je viens de voir Hulk redevenir gentil. Je suis estomaquée, un genou, ça revient comme ça, toi-chose!?
La seule conclusion possible, c’est que la micro-torsion (très involontaire) effectuée par l’ambulancière lors de la manipulation de la botte a suffi à replacer le genou dans un angle anatomiquement acceptable. L’histoire ne dit pas si notre skieur a consulté un professionnel de la santé pour son genou! Il a refusé le transport ambulancier, a quitté les lieux sur ses deux pieds, avec son ziploc de neige à moitié fondu, en claudiquant légèrement.
Ce soir-là, j’ai appris beaucoup de choses… et même si je le « savais » déjà, il n’y a rien comme de le vivre! La douleur agit sur la personnalité des gens qui la subissent. Ça peut paraitre évident dit comme ça… mais ça influence beaucoup plus qu’on le pense! Si la personne qu’on tente d’aider nous répond de manière agressive, on ne doit pas la laisser seule, ni prendre ses paroles au premier degré. Vaut mieux demander des renforts, et vérifier régulièrement si on peut aider davantage. Voir quelqu’un souffrir en étant impuissant demande une énorme dose de patience, de même qu’un sacré don pour s’occuper/divertir. Beaucoup de gens ressentent un inconfort face à la souffrance d’autrui: ça aussi, c’est normal. On doit apprendre la différence entre « sympathie » et « empathie ». Et tout ça… ça ne se fait pas en claquant des doigts! C’est la beauté de la patrouille chaque cas est « nouveau », et chaque saison nous fait progresser en tant qu’humain!
*L’ABC – Acronyme correspondant à l’examen primaire qui permet de vérifier l’état de conscience d’un blessé ainsi que la présence ou non de signes vitaux.