Ce récit s’ajoute à la collection de la série « Histoires de patrouille ». Ces histoires, rédigées ou racontées par des patrouilleurs de partout au Québec, qu’ils soient retraités ou encore actifs, ont pour but d’humaniser le titre qui fait souvent frémir les skieurs et planchistes en station. Être patrouilleur, c’est bien plus que porter un uniforme, une radio et une trousse de premiers soins… c’est une histoire de dévouement, de passion pour le ski, l’entraide, l’esprit d’équipe et le don de soi. Nous espérons qu’à travers ces récits, votre perception de ceux qui sillonnent les pistes pour assurer la sécurité des skieurs changera pour le mieux!

Patrouilleur: Patrick Teasdale
Stations: Mont Rigaud, Olympia, Morin Heights
Années d’activité: 1993-2012

Tuckerman Ravine (Mont Washington), mai 1995

Ce pèlerinage annuel à Tuck aurait dû se dérouler comme tous les autres auxquels j’ai participé depuis dix ans. C’était sans compter les bourrasques de vent de 100 km/h, la présence d’un nombre très restreint de joyeux aventuriers et les excès d’un skieur téméraire…

De loin, j’ai vu le gars débouler la pente telle une poupée de chiffon. Il tombait et culbutait sans fin. J’ai gravi la pente longue et raide en sa direction. C’est sûr que ce skieur aurait besoin d’assistance. Je venais tout juste d’arriver à la base du bol et je n’avais pas encore skié. J’étais loin de me douter que je n’enfilerais aucun virage télémark cette fin de semaine-là.

Quand je me suis penché par-dessus le gars, son teint était pâle. Il criait comme un damné et je voyais clairement la luette au fond de sa gorge. Ses cris me défonçaient les tympans. J’étais le premier arrivé sur le site de sa très longue chute: une centaine de mètres clairsemés de neige, de glace et de parois rocheuses. Bien en haut de nous, sous The Icefall, éparpillés sur la paroi abrupte, ses skis, ses goggles, ses gants… Du sang s’écoulait à travers son pantalon de neige. La neige rosissait lentement. Un coup d’oeil rapide sur le gars révéla un enjeu dramatique et urgent:  son fémur droit présentait un angle potentiellement létal de 90 degrés. Son fémur était plié en deux! Cassé, fracturé, kaput. J’avais déjà vu ça: dans le manuel et dans les simulations de la patrouille. Mais en vrai, jamais. Pas joli…

Dire que je “capotais” serait inexact. Je n’éprouvais aucune panique; je savais quoi faire et comment le faire. La patrouille m’avait bien préparé. J’avais “déjà” deux saisons d’expérience…  La situation pressait. Ce type devait être évacué au plus vite. Dans mon esprit, le temps s’était arrêté. Les cris, le sang, l’angle du fémur et l’extrême intensité du moment m’hypnotisaient. Allais-je devoir évacuer le gars par mes propres moyens? Impossible! Par bonheur, un ranger s’est pointé après quelques minutes seulement. Du bas de la paroi, il avait tout vu. Il tirait derrière lui une lourde civière de haute montagne. Quand il a vu l’état de la victime, son visage s’est crispé. Lui et moi en étions venus à la même conclusion: ce gars-là voyait probablement tomber ses derniers flocons de neige…

Un appel à la base sur la radio vhf du ranger avait tôt fait d’établir le reste des opérations. Pas d’évacuation possible en hélico: trop de vent, visibilité réduite. C’était à pied qu’on allait sortir le blessé d’ici. Alors que j’avais déjà endigué l’hémorragie du mieux que je pouvais et que j’avais contrôlé les signes vitaux (état de choc bien établi), il restait à réduire la fracture du fémur. C’est à ce moment que le ranger a demandé à la victime:

“Do you believe in God? If so, now is the time to pray.” J’étais situé à la gauche du gars pour immobiliser la partie supérieure de son fémur pendant que la fracture était réduite par le ranger. L’atroce cri de douleur que cette pauvre âme a rendu était à glacer d’émoi. Cette opération m’a chaviré les tripes. J’ai vomi plus tard en y repensant. Nous avons ensuite installé une éclisse en acier le long de sa jambe, avant de le rouler sur une planche dorsale. Le ranger était nerveux mais en contrôle de la situation. Moi, j’opérais “sur le pilote automatique”. La victime était devenue inconsciente. Un soulagement pour tous.

S’est alors déployée l’oeuvre caritative la plus formidable à laquelle j’ai jamais participé: on s’est mis à 6-7 bons samaritains et on a sorti le gars en civière jusqu’à l’ambulance qui nous attendait en bas, à Pinkham Notch. Cinq (je le jure sur la tête de son fémur: 5!!) heures de marche pénible à descendre dans la trail rocheuse et enneigée, à porter un combo victime-civière de plus de 250 lbs. On l’a fait à bout de bras et, quand il y avait assez de neige sur le sentier, en tirant la civière. La victime avait de brefs moments de lucidité durant lesquels elle gémissait. Ce gars-là, si jamais il a survécu à son accident, il nous doit sa vie. Rien de moins. En effet, avec aussi peu de skieurs présents ce jour-là, les probabilités de trouver deux secouristes sur la montagne étaient minces.  Je me souviens du nom du gars, qu’il réussissait à balbutier quand il sortait du coma avant d’y replonger rapidement: Bob.

Une fois arrivés au centre d’accueil de Pinkham Notch, nous avons délégué les soins de Bob aux ambulanciers. Oxygène, prise des signes vitaux et départ ultra rapide vers un centre hospitalier. Avant que la civière soit montée à bord de l’ambulance, Bob m’a serré la main faiblement et m’a remercié. Durant toute cette longue opération de sauvetage je suis le seul qui ait été en contact visuel constant avec lui. Mon visage comme un filigrane sur le fond flou de sa conscience. Fin de mon intervention. Je n’ai plus jamais entendu parler de Bob. Le souvenir qu’il a laissé en moi demeure, à ce jour, très puissant.

***

S’aventurer hors piste, même dans un lieu aussi achalandé que Tuckerman Ravine au printemps, comporte sa part de risques. La tentation est grande de repousser ses limites et de chercher à augmenter le niveau d’adrénaline qui coule dans nos veines. Bob a payé cher (peut-être même très cher) son saut au dessus de The Icefall. En vérité, sauter n’est pas si difficile. C’est le landing qui pose problème. Si Bob avait mieux évalué les conséquences d’un accident à Tuck, il n’aurait peut-être pas sauté…

L’évaluation relative, et même objective, des risques s’apprend. Il existe des méthodes et des protocoles simples afin d’estimer les risques encourus dans l’arrière-pays. Une fois déterminés, les risques doivent être considérés en regard des bénéfices. Le jeu en vaut-il la chandelle? Les réponses sont personnelles et elles orientent nos choix.

Il ne faut pas oublier que nos décisions ont souvent un impact sur autrui. L’accident de Bob a certainement eu des répercussions sur sa famille, son emploi, sa vie. Que dire des impacts que cet accident a eu (ou aurait pu avoir) sur nous, les sauveteurs? En demeurant longtemps sous The Icefall pour le secourir, nous nous sommes exposés à de très grands risques d’avalanches de débris rocheux. Les intempéries nous exposaient à l’hypothermie. Par ailleurs, nous aurions pu empirer son état (causer sa mort?) si nous n’avions pas su comment intervenir. Le choix de Bob de sauter à cet endroit a marqué de façon indélébile la vie de plusieurs personnes. En y pensant de plus près, je constate que Bob était seul. Seul…

A ce chapitre, je crois que notre mentalité de skieurs/riders a évoluée. En 1995, on ne parlait que très peu d’avalanche. La notion de risque était absente de la planification de nos aventures. Mais encore aujourd’hui, il me semble que nombreux sont les aventuriers qui n’ont pas de plan de contingence, pas de back-up plan.

Et vous, où vous situez-vous dans l’appréciation du danger lors de vos sorties hors piste? Et si votre aventure tournait mal, quelles seraient vos options?

***

Quand je me remémore ce sauvetage in extremis sur les flancs de Tuck, je n’ai plus envie de vomir. La nuit, je ne revois plus l’image d’une luette qui m’assourdit. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que sans ma formation de patrouilleur je n’aurais jamais pu porter assistance à Bob. Aujourd’hui, je suis plutôt fier d’avoir été un patrouilleur au mauvais endroit au bon moment. Ou serait-ce plutôt le contraire?

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Philippe Rivest
Diplômé en droit et en relations industrielles, Philippe a mené deux carrières en parallèle: de simple patrouilleur qu'il était au moment du premier cas qui l'a marqué, il a fondé et dirige 30 ans plus tard l'I.N.S.Q. (Institut national de secourisme du Québec), qui forme plus de 1000 patrouilleurs par année dans 30 stations québécoises. Il exerce également le droit comme avocat-civiliste depuis 20 ans.