Ce récit s’ajoute à la collection de la série « Histoires de patrouille ». Ces histoires, rédigées ou racontées par des patrouilleurs de partout au Québec, qu’ils soient retraités ou encore actifs, ont pour but d’humaniser le titre qui fait souvent frémir les skieurs et planchistes en station. Être patrouilleur, c’est bien plus que porter un uniforme, une radio et une trousse de premiers soins… c’est une histoire de dévouement, de passion pour le ski, l’entraide, l’esprit d’équipe et le don de soi. Nous espérons qu’à travers ces récits, votre perception de ceux qui sillonnent les pistes pour assurer la sécurité des skieurs changera pour le mieux!
Lentement, très lentement, la voiture d’Ahmed s’écarte de la voie gauche sur l’autoroute. Épuisé par son quart de travail comme gardien de sécurité, il a hâte de rentrer chez lui. Heureusement, l’air frais de 3h00 du matin l’aide d’ailleurs à rester concentré sur la route. Quelques kilomètres derrière lui, deux patrouilleurs de ski roulent dans un camion chargé de matériel de premiers soins en direction du Mont Tremblant, se rendant à une formation en prévision de l’hiver.
Les rares voitures présentes sur l’autoroute filent un bon 120km/h. Mais contrairement aux rues de Montréal, l’autoroute n’offre aucun nid de poule qui aurait pu brasser un conducteur pour le tenir en état de vigilance… La voiture d’Ahmed continue donc lentement sa sortie vers l’accotement gauche de l’autoroute sans qu’il n’aie de chance de s’éveiller avant d’entrer brusquement en collision avec le viaduc central au kilomètre 28 de l’autoroute.
Quelques voitures proches, dont les conducteurs et passagers sont témoins de l’impact, se rangent immédiatement à proximité. C’est dans ce décor étrangement tranquille que Hans arrête de me parler et qu’instinctivement, je ralentis le camion pour le stopper dans l’accotement près de l’accident. Rien de bien spécial à première vue comme ça, mais on développe ce réflexe de patrouilleur d’approfondir ce qui n’apparaît pas normal, histoire d’avoir le cœur net.
En marchant vers le viaduc, une scène irréelle se dessine graduellement. Gravement blessé et semi conscient, Ahmed est coincé à l’intérieur de son véhicule. Figés par la situation, trois ou quatre badauds, souvent surnommés « chevreuils» dans le jargon des intervenants d’urgence, observent Ahmed, très passivement. En l’absence des traditionnels gyrophares et fusées routières, la circulation frôlait le site d’accident à pleine vitesse, rendant la situation ironique, comme si nous étions dans une bulle pour vivre le drame qui se déroulait devant nos yeux. Le haut du corps épargné grâce au coussin gonflable, Ahmed n’en avait pas moins subi des blessures graves au niveau du bassin et des jambes.
Immédiatement, des réflexes si souvent répétés nous sont revenus: y a-t-il d’autres dangers, comme des fuites d’essence ou de la fumée quelque part? Les voies respiratoires d’Ahmed sont-elles dégagées, et respire-t-il par lui-même? Et le pouls? Qu’en est-il du pouls?
La cinétique de l’accident, l’étrange position des jambes dans la voiture et l’état de conscience précaire d’Ahmed faisait craindre au pire. Dans nos protocoles de patrouilleur, il fallait procéder à la stabilisation des problèmes qui pouvaient être « stabilisés », et le transport le plus rapide possible vers l’hôpital étaient les seules choses à faire.
Hans a pris charge des lieux presqu’instantanément, alors que j’ai regagné le camion pour y prendre le matériel de premiers soins et certains équipements requis d’ici l’arrivée des secours avancés. À mon retour, Ahmed n’était plus seul : Hans était déjà entré dans l’habitacle, lui stabilisait la tête avec ses deux mains, et lui parlait.
Ahmed venait de vivre ses trois plus longues minutes de solitude, alors que personne n’avait osé le toucher, prendre contact ou le rassurer. Hans à ce niveau, fut l’expert. Il lui parlait de tout et de rien, un discours peut-être un peu décousu pour quelqu’un de non-initié, mais très à propos pour un secouriste.
Il faut savoir que pour le secouriste, parler avec la victime signifie garder un contact, ce qui nous donne, à chaque réponse, un signe que le cerveau fonctionne toujours, qu’il est probablement alerte et que les informations à connaître sont disponibles. Pour le secouriste, c’est la confirmation que la victime respire, qu’elle a un pouls, et qu’elle peut vous transmettre ses changements d’état si jamais ils surviennent.
Pour la victime, le dialogue avec le secouriste est l’ultime main tendue, la confirmation de toutes les secondes qu’elle n’est plus seule et que quelqu’un veille encore sur elle. C’est la toute première étape de la longue réhabilitation qui débute. Ahmed se souviendra longtemps de l’intervention et des paroles d’Hans.
Comme nous tentons toujours de l’enseigner aux patrouilleurs de ski, les contacts verbaux et visuels avec les victimes sont importants. La communication humaine, les yeux dans les yeux, constitue 85% du message par rapport aux seules paroles prononcées.
Plusieurs longues minutes se sont donc écoulées avant que les paramédics et pompiers de Mirabel n’arrivent en renfort. Enfin, Ahmed pourrait passer à la deuxième étape de son long cheminement vers le rétablissement. L’utilisation des pinces de désincarcération ont donné suffisamment d’espace pour que Hans et les paramédics puissent immobiliser le conducteur malchanceux sur une planche dorsale pour l’extraire de la carcasse de sa voiture.
Vous l’aurez deviné par cette chronique: la formation de patrouilleur de ski apporte un important bagage de connaissances qui permettent de sauver des vies. Partout sur les pistes, mais également sur l’autoroute à 3h00 du matin… ou en pleine fête de famille!